Après huit ans à la tête de Genève Aéroport, son directeur général André Schneider dresse un bilan de son action, nous parle des chantiers en cours et à venir mais aussi des défis auxquels fait face cette infrastructure. Entretien.
AERIA+: Après huit ans à la tête de Genève Aéroport (GA), comment synthétiseriez-vous votre bilan?
André Schneider: Toutes ces années, je me suis employé à redéfinir une stratégie en m’efforçant de trouver un équilibre entre le soutien à l’économie, la société, la Genève internationale tout en réduisant l’impact de l’aéroport sur l’environnement et sur ses voisins. Il s’agissait donc de mettre toutes ces actions en œuvre pour obtenir des résultats.
Quand vous avez pris la direction de la régie publique, quels étaient, selon vous, les plus grands défis et les plus grands problèmes de GA?
A mon arrivée, le premier défi était que nous étions en phase de finalisation du PSIA, un plan basé sur des prévisions totalement en opposition avec les attentes de limitation de trafic des riverains. Nous avons donc dû chercher des équilibres. Il faut se rappeler que nous opérons sur une concession, donc nous devons répondre à la demande. Et ce n’est donc pas à nous de définir qui peut voler ou pas, ce rôle échoit au législateur. Deuxièmement, il fallait aussi prendre en compte la question importante du changement climatique et celle des riverains de l’aéroport. Contrairement à d’autres acteurs de l’aviation, nous sommes obligés d’écouter tout le monde et de trouver des équilibres.
Au moment de votre prise de fonction, pensiez-vous que la dimension politique et sociale serait si importante dans votre quotidien de manager?
Durant le processus de recrutement, on m’avait justement demandé d’esquisser une stratégie et j’avais exprimé ce besoin intense d’une meilleure communication et un positionnement plus clair sur ces défis… Il n’y avait que très peu de choses qui étaient communiquées. Nous sommes aujourd’hui sortis de ce temps où l’on pouvait gérer une institution comme la nôtre en communiquant très peu. Ce temps est clairement révolu, encore plus avec les réseaux sociaux où tout le monde peut s’exprimer: il faut être un vrai acteur, qui prend la parole, dire ce qu’on va faire et être crédible.
Entre les décisions cantonales et fédérales, l’opinion publique et la réglementation internationale, quels ont été les domaines dans lesquels vous avez eu le plus de marge de manœuvre?
Il est possible de trouver des opportunités d’amélioration, malgré tous ces règlements. Il ne suffit pas de dire «Oh, dommage, il y a toutes ces règles, je ne peux plus rien faire». Nous avons par exemple mené le premier Plan sectoriel d’infrastructure aéronautique (PSIA) qui prévoyait une réduction du bruit avec deux courbes de bruit. Cela n’avait jamais existé auparavant. A titre de comparaison, c’est un peu comme un mécanicien de précision qui doit démonter toute une mécanique pour l’analyser et comprendre comment elle peut être mieux remontée. Il faut être créatif. Puis, vous avez besoin de convaincre tout le monde qu’il est tout à fait possible de faire différemment, voire mieux.
L’attractivité de cette fonction, c’est de réinventer le jeu, même avec les contraintes réglementaires. Et il est possible de le faire. Mais il faut créer l’espace pour cela… Nous avons donc arrêté de dire «Nous ne pouvons rien faire parce qu’il y a toutes ces règles». Au contraire, nous avons retourné la situation pour nous poser la question de ce que nous pouvions quand même faire, tout en respectant les règles. Résultat: en huit ans, nous avons montré que l’on peut être extrêmement innovant dans beaucoup de domaines et apporter de nouvelles idées, comme dans le cadre du PSIA, avec nos incitations pour les avions de dernière génération, qui sont moins bruyants, ou avec un système de quota qui limite les décollages en retard après 22h. Ces idées qui sont en train de se transformer en nouvelles règles…
Justement, durant vos années de direction, Genève Aéroport a été pionnier pour s’adapter aux défis climatiques tout en augmentant son trafic. Quels ont été les principaux chantiers sur l’infrastructure? Et comment avez-vous pu «influencer» vos différents usagers pour minimiser leur impact carbone? Ce chantier continuera après votre départ, quelles seront les grandes étapes à venir?
D’abord, nous avons tout mis en œuvre afin de créer des infrastructures qui sont vraiment climato-compatibles, donc qui utilisent peu d’énergie voire qui sont même capables d’en générer, grâce au photovoltaïque ou à la géothermie. Cela a commencé à Genève Aéroport bien avant moi. Nous avons mis en œuvre l’amortisseur de bruit en 2016, quand je suis arrivé, et c’est un bâtiment qui produit désormais plus d’énergie qu’il n’en consomme. Pour ce type de projets, il faut être prêt à investir, mais cela vaut le coup sur le long terme.
Il faut se souvenir que nous sommes avant tout une plateforme qui met à disposition des infrastructures pour faire atterrir et décoller des appareils, et donc permettre aux passagers de prendre l’avion. Nous aurions pu nous limiter à cela et nous dire que c’est aux compagnies aériennes qu’il incombe de trouver comment faire mieux.
Mais nous avons tout de même mené une réflexion: que pouvons-nous faire pour contraindre ou faciliter des comportements qui iraient dans la bonne direction, avec des réductions d’émissions de CO₂ ou de bruit? Par exemple, comment les passagers viennent-ils à l’aéroport? Nous menons depuis longtemps une politique pour favoriser l’utilisation des transports publics. Et nous avons continué à faciliter cela en créant des bus permettant d’arriver très tôt et de prendre un avion à 6 heures du matin. Désormais les CFF proposent également cela à travers la Suisse. Par ailleurs, toujours dans la lutte contre le changement climatique, nous fournissons de l’électricité verte, du chaud et du froid aux avions en position de stationnement.
Quant au bruit, nous avons introduit des incitations financières pour encourager les compagnies aériennes à voler avec des avions de dernière génération, qui réduisent le bruit de 40%. Ainsi, rien qu’entre 2019 et aujourd’hui, ce type d’avions a augmenté de 75%, représentant désormais 32,5% des mouvements.
Dans le même esprit, nous offrons aussi une incitation financière afin que les avions soient mieux remplis et qu’il y ait ainsi moins de mouvements sur le tarmac. Entre 2018 et 2019, nous avons eu une augmentation des passagers mais sans hausse des mouvements, grâce à un meilleur taux de remplissage. Cela a un impact climatique, mais aussi un effet sur le bruit.
La dernière mesure dans ce domaine-ci, c’est la gestion des retards de décollage après 22 heures, un projet développé depuis 2019 avec les principales compagnies. La mesure autorise un certain nombre de retards de décollage après 22 heures, mais une fois le quota dépassé, la compagnie aérienne doit payer une redevance très élevée. Après deux ans de test, nous constatons cette année que nous arrivons à un niveau où plus aucune compagnie ne paiera cette redevance à son introduction définitive en 2025, grâce à leurs progrès en la matière.
Au-delà de ces quelques exemples, il en existe de nombreux autres: nous ne nous sommes pas contentés de faire mieux de notre côté, nous avons aussi voulu inciter un meilleur comportement de la part des tiers. Dans notre plan stratégique, en 2037, Genève Aéroport, en tant qu’aéroport, n’émettra plus de gaz à effet de serre.
Quels sont les chantiers que vous avez mis en place mais qui vont être repris par vos successeurs?
En tant que directeur d’aéroport, vous faites partie d’une chaîne très longue, car un projet moyen prend 10 à 12 ans… Je dirais que l’un des défis que j’ai découverts en arrivant, c’est qu’un certain retard avait déjà été pris dans la mise à niveau de nos infrastructures, en grande partie vieillissantes. Par exemple, les infrastructures principales pour le trafic de passagers datent de 1968 et celles de la maintenance, des années 1940… Donc ces infrastructures, mêmes bien entretenues, ne répondent plus aux besoins, car en 50 ans, les pratiques changent.
Parmi les chantiers importants, j’ai hérité également du nouveau tri de bagages, que j’ai pu accompagner et qui se terminera après mon départ. Cette infrastructure remonte aux années 1980, lorsque l’on comptait moins de 5 millions de passagers. C’est presque le double aujourd’hui. Ce tri de bagages ne répond donc plus aux besoins, encore plus dans un domaine où l’on constate de nombreuses avancées technologiques.
Par ailleurs, nous avons aussi mis en chantier le remplacement du terminal principal qui va se faire en deux étapes. C’est un énorme travail, avec en plus la difficulté que l’aéroport dispose d’une petite surface, un périmètre limité. Contrairement à d’autres aéroports, il n’est à Genève pas possible d’aller un kilomètre plus loin pour faire un nouveau terminal. Nous devons le faire au même endroit que le terminal actuel. Ce qui soulève d’énormes questions, comme pour beaucoup de nos autres chantiers, qui ressemblent à des opérations à cœur ouvert.
A noter que nous avons aussi lancé GeniLac, avec un chauffage par un système basé sur l’eau pompée du Léman, qui va permettre de réduire tout de même de 60% nos émissions de CO₂. Ce projet se terminera en 2026.
En 2024, nous totalisons aussi 23 000 mètres carrés de panneaux photovoltaïques et nous avons pour objectif d’atteindre 55 000 mètres carrés. En parallèle, nous en sommes à la cinquième édition de notre planification stratégique directrice, qui court jusqu’en 2050. De ce point de vue, il y a encore de nombreuses choses à faire. Jusqu’en 2034, nous allons devoir investir à peu près 1,7 milliard pour répondre aux défis de la transition énergétique, car nos vieux bâtiments ne sont plus à la hauteur.
Vous voyez, il y a beaucoup de choses à faire que je laisse à mon successeur. Que ce soit le besoin de modernisation, le besoin de maintenance, le besoin d’adaptation aux nouveaux défis, il faut prévoir un réinvestissement continu.
Il semble que la demande en service aérien reste en croissance. Avec un aéroport «naturellement» limité comme le nôtre, quelle est la croissance encore possible à Genève?
En fait, après avoir retrouvé le niveau d’avant-COVID, nous prévoyons une croissance relativement limitée. Entre 2000 et 2017, la croissance moyenne se fixait autour de 4,8% par an. En 2018, nous sommes passés à 1,9% et en 2019, à 1,4%. Nous constatons clairement que la tendance est à la stabilisation parce que notre réseau européen est extrêmement dense et qu’il ne verra plus une énorme augmentation de l’offre. La croissance sera liée à celle de la population de la zone de chalandise et aux moyens financiers des gens. Après, il y a aussi une limite évidente… Quand vous avez une télévision dans chaque pièce, vous n’allez plus acheter de nouveau téléviseur parce que vous ne sauriez même pas où le mettre. Nous prévoyons une croissance autour de 1% pour les années à venir. Celle-ci sera partiellement absorbée par un meilleur remplissage des avions ou par des avions plus gros, donc le nombre de mouvements devrait connaître une stabilisation.
Je me souviens de toutes les manifestations contre le réchauffement climatique, mais je vois que la demande reste tout de même extrêmement soutenue pour le voyage en avion. Il y a eu pas mal d’augmentation des prix, mais cela n’a pas d’influence sur la demande. Pour moi, il y a deux réflexions de fond. La première: les courtes distances devront, selon moi, à moyen terme, passer sur des modes de transport comme le rail, mais l’aviation reste un moyen de transport crucial, dont on va continuer à avoir besoin. Nous devons répondre à une demande qui persistera. Notre rôle à nous, c’est de décarboner tout ça, pas de discuter si c’est juste ou pas, ce qui pourrait être fait à la limite par le législateur. Donc, à Genève Aéroport, notre objectif est d’être NetZero (neutre en carbone, ndlr) en 2037 et de travailler avec nos partenaires pour atteindre cet objectif pour toute l’industrie en 2050, conformément aux Accords de Paris.
De l’autre côté, le consommateur va devoir se poser la question de la consommation durable à long terme et en accord avec les défis climatiques, mais pas uniquement pour l’aviation. Par exemple, moi qui suis un mangeur de viande, il va falloir que je me pose la question de la quantité de viande que je peux encore me permettre de manger… Je ne suis pas un absolutiste, donc je ne serais sans doute pas fan de totalement l’interdire, mais il y a quand même des questions à se poser. Autre exemple, se rendre en Valais en 4X4 pour faire du ski? Il y a clairement une réflexion à mener. On ne peut pas juste aller manifester dans les rues et, de l’autre côté, penser que l’on peut continuer comme on a toujours fait: ce n’est pas possible. C’est une question sociétale.
Dans des cas extrêmes, le législateur pourrait légiférer, même si je préfère le choix personnel. Je pense qu’il faut quand même qu’on y réfléchisse, parce qu’on peut voir maintenant les premiers effets croissants de l’augmentation de la température, qui sont bien réels.
Avec Genève Aéroport, notre rôle est de continuer à répondre à la demande. Il serait inconcevable de dire qu’il n’y aura plus d’aviation demain. On veut du transport aérien? Oui, car c’est un besoin pour soutenir l’économie et la société. Il faut donc qu’on œuvre pour le décarboner.
Pour la suite, vous restez en partie dans le secteur aérien, notamment avec vos positions dans diverses associations internationales. Quels sont vos projets et quelle est la vision que vous portez dans ces structures?
Il y a un certain nombre de ces associations internationales du secteur de l’aviation que je vais quitter car j’y siégeais en tant que directeur général de Genève Aéroport. En revanche, je suis aussi présent dans d’autres structures engagées dans la lutte contre le changement climatique ou dans le domaine économique, des engagements que je vais maintenir.
Que puis-je apporter? Dans mes différentes expériences, j’ai toujours essayé d’avoir une réflexion de base un peu plus factuelle et analytique. Dans beaucoup de régions, l’attitude est de partir du principe qu’avec tous ces règlements, on ne peut rien faire. Alors que, même si c’est contraignant, il est quand même possible d’œuvrer. Par ailleurs, les aéroports et l’aviation sont désormais de plus en plus présents dans le débat public, et cela demande d’autres qualités. L’économie, de temps en temps, et on le voit bien avec le World Economic Forum, aime bien mener ses activités dans son coin, sans être exposée publiquement. Ce temps est révolu.
Quels conseils donneriez-vous à AERIA+ pour l’avenir?
Avec des associations comme Aeria+, il y a toujours deux dangers. D’abord, c’est de rester dans la même famille, de se convaincre entre soi. S’ouvrir aux autres parties plus critiques, ce n’est pas très aisé mais c’est nécessaire. Si nous prenons l’exemple de la relation avec les riverains, qui ne sont pas toujours fans de nous, nous devons quand même écouter leurs problèmes et leur expliquer ce que nous faisons.
Ensuite, comment trouver le bon équilibre? Votre association met en avant l’attente de l’économie envers une infrastructure aéroportuaire qui va au-delà de l’aéroport. Il faudrait éviter de tomber dans le piège de dire: «Nous avons besoin de cela et nous ne tenons pas compte du reste!» J’exagère un peu, sans doute. Il est en tout cas bénéfique que, de temps en temps, AERIA+ nous rappelle qu’il y a des choses qu’on ne fait pas et que certains acteurs de l’industrie attendent pourtant de notre part.
Finalement, la difficulté reste quand même qu’en Suisse, l’aviation est une thématique très locale, au niveau des communes, mais avec une législation fédérale. C’est là que réside le problème politiquement: comment créer un meilleur lien entre ce qui se dessine à Berne et les problèmes, qui sont essentiellement dans les lieux où se trouvent les aéroports?
Le dernier défi, c’est que Genève Aéroport est un aéroport national, qui répond à un besoin national, mais dont l’impact est souvent aussi très régional. Les gens me disent: «Ça me fait une belle jambe d’être important pour le pays! Il faudrait déplacer l’aéroport à Berne…» C’est dans ce domaine, je pense, qu’une organisation comme AERIA+ peut créer des ponts pour faire avancer tout le territoire, y compris l’industrie et l’économie, qui ont besoin d’un aéroport… Durant ces huit ans, je n’ai pas encore trouvé la formule magique.